15
Maddox n’avait pas vu le temps passer. Il avait truffé la colline de pièges, creusant des fosses, installant des piques, des fils, des filets. Chaque fois qu’il avait cru en avoir terminé, Lucien lui avait demandé d’en rajouter. À présent, il était 23 h 30, et il ne lui restait plus une minute pour Ashlyn. Pas même le temps de passer dans la chambre de Lucien pour l’embrasser et la serrer contre lui avant minuit.
Et d’ailleurs, était-il raisonnable de poursuivre sa relation avec elle ? Depuis sa crise de l’après-midi, il se méfiait de Passion. Pourtant… Il y avait sûrement un moyen de le maîtriser.
Mais que se passerait-il s’il perdait les pédales ? Ou plutôt quand il perdrait les pédales. Parce que c’était certain… Passion finirait bien par prendre le dessus, même en présence d’Ashlyn.
— Pourvu que les dieux nous soient favorables, cette nuit, murmura Lucien.
Maddox, Reyes et Lucien couraient à travers le dédale des couloirs du château. Maddox ressentait déjà les premiers aiguillons de la douleur. Le temps pressait.
Reyes avait préparé l’épée qui avait tué Pandore des siècles plus tôt. Elle pendait à son côté. Maddox jeta un regard en coin vers la lame. Elle scintillait quand les rayons de lune l’effleuraient, comme pour le narguer.
En passant devant la porte de la chambre de Lucien, il caressa le battant du bout des doigts. Ashlyn… Il se demanda ce qu’elle faisait et si elle pensait à lui.
Ils approchaient… Ils y étaient presque…
Je ne suis pas prêt, se plaignit Passion.
Pour l’instant. Mais il le serait parce qu’il ne résistait pas à l’odeur du sang. Maddox non plus ne se sentait pas prêt à mourir, mais il n’avait pas le choix.
Leurs pas résonnaient, menaçants, comme des tambours de guerre.
Ils passèrent devant la dernière fenêtre du couloir, la plus haute, celle qui offrait une vue magnifique sur la colline. Maddox songea qu’il aurait donné n’importe quoi pour courir en ce moment au milieu des arbres et de la neige. Avec Ashlyn, bien sûr… Pour lui faire l’amour, dehors, sur le sol dur et froid, et admirer son corps de nymphe baigné par la lune. Sans violence. Juste avec passion.
— On devrait essayer de convaincre les Titans de te délivrer de cette malédiction, suggéra Lucien.
Pour la première fois depuis des centaines d’années, Maddox entrevit une lueur d’espoir. Après tout, pourquoi pas ? Autrefois, les Titans avaient prêché la paix et l’harmonie. Ils…
Tu sais bien que non.
Pense à ce qu’ils imposent à Aeron.
L’espoir de Maddox s’effrita lentement et les morceaux retombèrent au sol comme des feuilles mortes. Les Titans avaient déjà prouvé qu’ils étaient plus cruels que les dieux grecs.
— Je crois que je préfère ne pas prendre le risque, répondit-il.
— On pourrait trouver une solution nous-mêmes, sans l’aide des dieux, proposa Reyes.
Il n’existait pas de solution. Maddox ne répondit pas.
Quelques secondes plus tard, il ouvrait d’un coup de pied l’épais battant de bois de la porte de sa chambre.
Il avança vers son lit avec la peur au ventre. En s’allongeant, il pensa une fois de plus à Ashlyn qui avait dormi là quelques heures plus tôt, à ses effluves de miel. Et une fois de plus, il eut envie de lui faire l’amour.
Reyes lui enchaîna les poignets et Lucien les chevilles.
— Quand vous aurez terminé, n’oubliez pas d’aller voir Ashlyn, murmura-t-il. Si elle s’entend bien avec les autres femmes, laissez-la avec elles. Sinon, enfermez-la dans une autre pièce, je m’occuperai d’elle demain matin. Mais plus de donjon. Plus de cruauté. Servez-lui à manger, mais surtout pas de vin.
Les deux hommes échangèrent un regard plein de sous-entendus et s’éloignèrent de quelques pas, hors de portée des crachats.
— Qu’est-ce que vous mijotez ?
— Nous avons quelque chose à te dire à propos de ta femelle, déclara Lucien, qui n’osait pas le regarder en face.
Il y eut un silence lourd de menaces.
— Je sens que je perds patience, répliqua Maddox, dont la vision commençait à être obscurcie par une brume noire. Dites-moi vite que vous ne lui avez pas fait de mal.
— Nous ne lui avons pas fait de mal.
Maddox soupira, et sa vision s’éclaircit.
— Nous ne lui avons rien fait du tout, mais nous avons des projets pour elle.
L’information parvint aux oreilles de Maddox, mais il lui fallut quelques secondes pour l’enregistrer. Il se mit aussitôt à tirer sur ses chaînes.
— Détachez-moi ! hurla-t-il. Tout de suite !
— Cette femelle est un appât, Maddox, répondit posément Reyes.
— Non, c’est faux ! Cette femme est victime d’une malédiction, comme nous. Elle est harcelée par des voix. Elle entend les conversations d’autrefois.
Lucien secoua la tête.
— Tu es trop amoureux d’elle pour admettre la vérité. Ce que tu viens de dire prouve que cette femme est un appât.
Maddox tendit le cou, à s’en rompre les tendons.
— Si vous touchez à un cheveu de sa tête, je vous tue ! Ce n’est pas une menace, mais une promesse. Je jure de passer le reste de ma vie à vous poursuivre. Je jure de vous torturer jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Reyes se passa une main dans les cheveux et ses mèches couleur d’encre se dressèrent comme des piques.
— Tu n’as pas l’esprit très clair en ce moment, mais tu nous remercieras un jour de t’avoir tiré de ce mauvais pas. Nous l’emmenons en ville. Elle va nous servir à faire sortir les chasseurs de leur tanière. Nous avions oublié de te parler de cet aspect de notre plan.
Les traîtres ! Jamais il n’aurait cru ses compagnons capables d’une telle bassesse.
— Pourquoi me le dites-vous maintenant ?
Reyes détourna le regard et ne répondit pas à sa question.
— Nous ferons de notre mieux pour la ramener ici en bon état, assura-t-il.
Une fois de plus, Maddox rassembla toute sa volonté pour tirer sur ses chaînes. Il ne parvint pas à les briser les dieux eux-mêmes les avaient fabriquées – mais la tête de lit se plia. La rage qui explosait en lui était si violente et si noire qu’il n’y voyait plus, ne respirait plus. Il devait rejoindre Ashlyn. La protéger. Elle était innocente, fragile, elle ne survivrait pas à une bataille entre les guerriers et les chasseurs.
Et si l’ennemi la capturait…
Il rua, rugit, rua de nouveau.
— Ashlyn ! hurla-t-il. Ashlyn !
— Je ne comprends pas qu’une femme puisse susciter en lui une telle ferveur, fit la voix de Lucien qui lui parvenait de loin.
— Une telle dévotion…, répondit Reyes. C’est dangereux.
Il se concentra pour ne plus entendre leurs commentaires.
— Ashlyn ! hurla-t-il encore.
Elle allait venir, le détacher, le… Non ! Il l’avait lui-même enfermée dans la chambre de Lucien, en s’assurant qu’elle ne pouvait pas sortir. Et de toute façon, en supposant qu’elle parvienne à se libérer, Lucien et Aeron l’empêcheraient d’intervenir, même s’ils devaient pour cela employer la force.
Il serra les lèvres et se mordit la langue. Puis il lutta, - pendant des heures, des minutes, des secondes ? - pour arracher les liens de fer qui l’empêchaient de secourir celle qu’il aimait.
Aidez Ashlyn à se cacher ! supplia-t-il. Faites qu’elle se mette à l’abri jusqu’à ce que je vienne la chercher.
Une douleur aiguë lui vrilla le ventre.
Il était minuit.
Il gémit. À l’intérieur de lui, Passion déclencha un tourbillon, une tempête de grêle, des éclairs – un orage d’une violence sans précédent. L’homme et le démon s’unirent, tendus vers un but commun : survivre, pour libérer leur femelle.
Mais Reyes se dressait déjà, l’épée à la main.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Quand la lame transperça son ventre, Maddox cessa de retenir ses cris.
La porte de la chambre s’entrouvrit lentement. Ashlyn et Danika ne bougèrent pas, mais les trois autres reculèrent à l’opposé de l’entrée, le plus loin possible, en se donnant la main. Ashlyn avait attendu toute la soirée le moment de dire à Maddox tout le bien qu’elle pensait de lui. Danika, elle, avait attendu Reyes. Et, en les attendant, elles avaient eu le temps de se raconter leurs vies.
Loin d’effrayer Danika, l’histoire d’Ashlyn avait paru la rassurer. De son côté, Ashlyn avait été outrée d’apprendre comment Danika avait été amenée ici.
Dans ce château où régnaient la mort et la peur, Ashlyn avait trouvé un amoureux et une amie. Son premier amoureux et sa première véritable amie.
Mais elles ne virent entrer ni Maddox, ni Reyes. Ce fut un ange qui s’encadra sur le seuil.
Le reflet de ses cheveux argentés projetait un halo autour de son visage. Ses yeux verts brillaient comme des émeraudes. Il était d’une scandaleuse beauté pour un démon, mais il était vêtu de noir – pantalon noir, chemise noire, gants noirs. Et surtout, il brandissait une arme. Un revolver.
Ashlyn se souvint d’avoir vu cet ange argenté dans la chambre de Maddox, la veille, quand celui-ci était mort sous ses yeux. Lange n’avait pas participé au meurtre, mais il n’était pas intervenu : il s’était contenté de contempler la scène avec indifférence.
— Ashlyn ? appela-t-il.
La peur lui noua la gorge. Pourquoi n’était-ce pas Maddox qui venait la libérer ? Se désintéressait-il à ce point de son sort ?
Elle se mordit la lèvre pour ne pas gémir et vint se placer devant Danika, en bouclier.
— C’est moi, parvint-elle à bredouiller.
Elle s’attendait à ce qu’il lui tire dessus d’une seconde à l’autre.
Mais il ne tira pas.
Il ne bougea pas non plus, mais son regard passa la chambre en revue – le lit, la coiffeuse –, avant de s’arrêter sur elle.
— Venez avec moi, dit-il.
Elle était paralysée, rivée au sol.
— Pourquoi ?
Il jeta un regard de bête traquée par-dessus son épaule.
— Je vous expliquerai en chemin. Dépêchez-vous. S’ils vous voient, je ne pourrai plus rien pour vous.
Mais Danika s’interposa. Elle n’était plus qu’une boule de haine.
— Elle n’ira nulle part. Personne n’ira nulle part. Même si vous pointez sur nous des milliers de revolvers, nous ne vous suivrons pas. Vous pouvez tous aller vous faire foutre !
— Plus tard, peut-être, répliqua sèchement l’ange sans quitter Ashlyn des yeux. Je vous en prie, nous n’avons pas beaucoup de temps… Vous voulez revoir Maddox, oui ou non ?
Maddox… Le simple fait d’entendre prononcer son nom fit battre le cœur d’Ashlyn. Je dois être la fille la plus stupide du monde. Elle serra Danika dans ses bras.
— Je vais revenir, ne t’en fais pas, murmura-t-elle.
Elle l’espérait.
— Mais…
— Fais-moi confiance.
Elle se libéra de l’étreinte de Danika et avança vers l’ange d’un pas lourd. Celui-ci recula comme si elle était un bâton de dynamite.
— Vous autres, vous restez là, ajouta-t-il en faisant un bond pour se tenir à distance d’Ashlyn. Je suis du genre à tirer d’abord et à discuter après.
Il recula lentement jusque dans le couloir.
Ashlyn vint se placer devant lui.
— Ne me touchez surtout pas, prévint-il. Restez loin de moi, de façon à ne pas m’effleurer si vous trébuchez.
Il paraissait sérieux. Et triste.
— Très bien, dit-elle.
Elle ne comprenait pas les raisons de cette étrange demande, mais elle noua ses mains derrière son dos, par prudence, et attendit qu’il lui montre le chemin.
Il la contourna en décrivant un large cercle, sans lâcher son arme, et referma la porte à clé. Elle ne tenta pas de fuir. La peur l’en empêchait.
— Que se passerait-il si je vous touchais ? demanda-t-elle tout de même.
Il continua à avancer, mais lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Vous tomberiez gravement malade, répondit-il en rangeant l’arme dans sa ceinture. Je suis maudit. Dès que je touche quelqu’un, il attrape une maladie contagieuse et une épidémie se déclare.
Il cherchait peut-être à l’impressionner, mais elle le soupçonna de dire tout simplement la vérité. Elle se souvint qu’il s’était tenu à l’écart du groupe, la veille. Ainsi, il n’osait pas toucher ses compagnons, même par inadvertance. Elle eut pitié de lui.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-elle.
— Torin, répondit-il.
Il avait Pair surpris qu’elle s’intéresse à lui.
— Vous n’avez pas l’intention de me tuer, Torin, n’est-ce pas ?
Il ricana.
— Pas du tout. Je ne suis pas fou. Si je faisais ça, Maddox m’arracherait le cœur et il le ferait frire pour son petit déjeuner.
— Je ne vous demandais pas tant d’explications, fit-elle Remarquer.
Mais, à sa grande honte, son cœur tressauta de joie, comme celui d’une midinette. Maddox tenait donc à elle ? Mais dans ce cas, où était-il ? Pourquoi n’était-il pas venu la chercher ?
Torin la guida en silence à travers les longs couloirs du château, en avançant sans bruit. À plusieurs reprises, il s’arrêta pour tendre l’oreille et lui demanda de se cacher dans l’ombre.
— Taisez-vous, ordonna-t-il quand elle ouvrit la bouche pour le questionner.
— Allez-vous enfin me dire ce que vous me voulez ? protesta-t-elle.
— Nous sommes presque arrivés, répondit-il tout bas.
— Où ?
Plus ils avançaient, plus il lui semblait entendre… Mais qu’est-ce que c’était ?
Quelques mètres plus loin, elle comprit. Son estomac se noua. Elle reconnaissait parfaitement ces cris de souffrance.
— Maddox ! gémit-elle.
Elle était maintenant suffisamment proche pour identifier sans le moindre doute le timbre de voix de Maddox – et de cette autre voix qui doublait parfois la sienne. Elles étaient toutes deux rauques et brisées. Elle faillit vomir et se retint juste à temps de bousculer son guide.
— Dépêchez-vous, Torin, je vous en supplie ! Je dois l’aider. Je dois les arrêter.
— Par ici, dit-il en ouvrant une porte.
Il s’écarta pour la laisser passer et elle entra en cherchant Maddox du regard. Mais elle ne vit qu’un vieux coffre, une descente de lit en peau d’ours, un lit à baldaquin. Pas de Maddox. Elle fit volte-face vers Torin.
— Où est-il ? fit-elle d’un ton affolé.
Elle n’avait pas de temps à perdre si elle voulait le sauver. Elle avait presque oublié qu’il s’était moqué d’elle, qu’il l’avait utilisée. Ça n’avait plus la moindre importance.
Il ne méritait pas de subir un tel calvaire.
— Ne vous inquiétez pas pour Maddox. Pensez plutôt à vous. Ils projetaient de vous emmener en ville, mais Maddox nous aurait troué la peau en l’apprenant demain matin. Je vous ai sauvée parce que je tiens à la vie. Donc, taisez-vous, restez tranquille. Ils n’ont pas le temps de vous chercher. Si vous faites ce que je vous dis, ça ira.
Il referma la porte sur elle.
Elle se sentait partagée entre la peur et le doute. Elle ignorait si Torin lui avait dit la vérité, et d’ailleurs, peu lui portait. Elle ne s’inquiétait pas pour elle. Elle voulait seulement rejoindre Maddox. Il cria, de nouveau, et il lui sembla que l’écho de sa voix transperçait les murs pour venir l’envelopper, comme pour l’appeler au secours.
Des larmes lui brûlèrent les yeux. Elle se précipita vers la porte et tenta de tourner la poignée d’une main tremblante. Mais la poignée ne bougea pas d’un millimètre. Tant pis, elle devait trouver un autre moyen de sortir de là. Elle avait bien compris qu’elle ne devait pas faire de bruit pour ne pas attirer l’attention des guerriers. Mais pas question de rester bloquée ici.
Elle se retourna pour fouiller la pièce du regard. Celle-ci était poussiéreuse, comme si personne n’y était entré depuis des années. Pas de bibelots. Rien. Rien qui aurait pu lui servir à briser la serrure.
Elle marcha jusqu’à la fenêtre et écarta les rideaux. La montagne apparut, blanche et majestueuse. Un balcon. Et si… Elle se hissa sur la pointe des pieds pour tenter d’évaluer la hauteur. Par chance, la porte-fenêtre s’ouvrit sans difficulté. Ignorant la soudaine rafale de vent qui la fouettait, elle jeta un œil prudent à droite, puis à gauche. À quelques mètres du sien, il y avait un autre balcon.
Maddox hurla. Longuement.
Les paumes moites, elle courut jusqu’au lit. Une idée venait de germer dans son esprit. Une idée dangereuse et stupide.
— Je n’en ai pas d’autre, murmura-t-elle pour elle-même ta arrachant l’édredon, les couvertures, puis les draps.
Un nuage de poussière s’éleva, qui la fit tousser, mais elle poursuivit.
Elle noua une des extrémités de l’édredon à un drap et torsada les deux.
— Tu as déjà vu ça dans les films… Tout va bien se passer.
Peut-être. Mais les acteurs travaillaient avec des filets. Quand ils ne se faisaient pas doubler. Elle n’avait ni doublure ni filet.
Un autre hurlement de Maddox lui donna la nausée.
Elle retourna vers le balcon. Ses vêtements trop grands la protégeaient mal du froid, mais elle sortit sans hésiter. Sous ses pieds nus, la pierre était froide comme de la glace. Le vent la mordait cruellement.
Elle attacha en tremblant sa corde de fortune à la rambarde. Elle fit un double nœud. Un triple nœud. Et tira.
Ça avait l’air de tenir.
Est-ce que ce serait assez solide pour soutenir son poids ?
Quand elle enjamba la rambarde de fer – en tremblant plus que jamais –, la rouille laissa une traînée sur son pantalon. Elle s’efforça de ne pas regarder en bas.
— Tu n’as rien à craindre. Ce n’est pas si haut que ça.
Elle agrippa la corde. Un craquement. Un grincement. Son cœur faillit s’arrêter.
— Maddox a besoin de toi. Tu ignores s’il tient à toi, ou s’il a voulu te séduire pour te soutirer des renseignements, mais il ne mérite pas ce qu’on lui inflige. Tu es la seule ici à te préoccuper de son sort. Tu dois réagir. Tu es son unique espoir.
Tu te prends pour la princesse de La Guerre des étoiles ?
Elle parlait pour meubler le silence. Ce silence qu’elle avait tant désiré… Si elle cessait son monologue, elle se mettrait à réfléchir. À penser à la chute. À la mort.
— Tu t’en sors très bien. Continue.
Mais quand elle confia son poids à la corde et qu’elle se sentit pendre au-dessus du vide, elle eut la gorge nouée et se tut.
Je vous en prie, Seigneur… Faites que je ne tombe pas. Faites que mes mains cessent de transpirer.
Elle se pencha en avant pour imprimer un balancement à son drap. Encore quelques centimètres… Elle se cambra et s’élança de nouveau en avant… En avant, en arrière, en avant, en arrière… Sa corde oscillait maintenant avec un mouvement d’une belle ampleur. Mais le drap glissa un peu. Ou bien ce fut elle qui glissa le long du drap. Elle hurla.
Encore. Je peux le faire. Elle continua à imprimer un mouvement de balancier. Enfin, elle fut à portée du balcon qu’elle visait. Elle allongea le bras. Raté !
La deuxième fois, ses doigts heurtèrent la rambarde, mais ne purent la saisir.
Concentre-toi, Ashlyn…
La troisième tentative fut la bonne. Elle tendit de nouveau les bras et ses doigts agrippèrent fortement la rambarde, ans la lâcher quand la corde tira vers l’arrière, emportée par son élan. Elle poussa un grognement, envoya tout son poids en avant, et abandonna la corde pour saisir un barreau avec l’autre main. Ce fut à cet instant qu’elle commit l’erreur de regarder en bas.
La moitié inférieure de son corps oscillait au-dessus tes roches déchiquetées qui se trouvaient à cent cinquante mètres en contrebas.
Elle ne put s’empêcher de hurler de terreur.
Puis elle se mit à gigoter, pour arrimer une jambe à la rambarde, mais il lui fallut quelques minutes et pas mal d’agitation pour passer un genou. Elle parvint à se hisser. Il était temps : ses muscles étaient tétanisés, elle se sentait épuisée.
Elle constata qu’elle était en sueur en dépit du froid glacial. Ses jambes flageolèrent quand elle avança vers la porte-fenêtre donnant accès à la pièce. Elle poussa. Les battants résistèrent. Elle dut donner des coups de pied et de poing pour qu’ils cèdent enfin, au bout de quelques minutes. Elle entra dans la pièce, en s’évanouissant presque de soulagement.
La pièce était sombre et poussiéreuse, comme celle qu’elle venait de quitter. Mais elle entendait toujours les gémissements et les hurlements de Maddox.
Pourvu que je n’arrive pas trop tard…
Elle marcha vers la porte sur la pointe des pieds et l’entrouvrit. Personne dans le couloir. Soudain, la voix de Maddox cessa. Il était désormais silencieux. Trop silencieux. Elle mit sa main sur sa bouche pour étouffer un cri d’angoisse, tout en prêtant l’oreille aux murmures qui avaient remplacé les cris.
Nous n’aurions pas dû lui dire…
Il avait besoin de temps pour digérer la nouvelle. La nuit lui sera profitable.
Qui te dit qu’il va se calmer ?
Peu importe… De toute façon, il n’y avait rien d’autre à faire.
Une pause. Un soupir.
J’ai hâte d’en finir. Allons chercher la fille et partons.
Elle s’appuya au mur en tremblant et se figea. Des pas résonnèrent. Une porte s’ouvrit, puis se referma. Il y eut de nouveau des pas, qui s’éloignaient cette fois.
Elle attendit une seconde. Plus rien. Elle s’aventura prudemment dans le couloir, juste à temps pour apercevoir les deux hommes qui tournaient au coin. Quand ils eurent disparu, elle se faufila jusqu’à la chambre de Maddox et ouvrit la porte. Le spectacle qu’elle découvrit lui donna la nausée. Il était allongé sur le lit – ce lit dans lequel il l’avait serrée si tendrement contre lui quelques heures auparavant.
Le sang formait une mare autour de lui. Il était torse nu et six plaies ouvertes lui trouaient le ventre, là où l’épée avait frappé. Elle voyait ses entrailles… Elle se couvrit alors la bouche.
Elle avança vers lui, dans un état second. Non ! Non ! L’horreur et la violence de cette scène dépassaient tout ce qu’elle avait connu.
Ces salauds avaient recommencé. Mais pourquoi ? Ils étaient tous possédés par des démons, mais cela ne justifiait pas tout. Elle avança sa main et caressa tendrement les sourcils de Maddox. Il avait les yeux fermés. Elle eut l’impression que les taches de sang qui éclaboussaient son visage usinaient un papillon aux ailes pointues. Pu sang coulait encore de ses poignets et de ses chevilles. Il avait dû tirer sur ses chaînes… Un sanglot monta dans la gorge d’Ashlyn et elle se laissa tomber à genoux près de lui.
— Maddox…, murmura-t-elle d’une voix brisée. Je suis là. Je vais rester près de toi. Elle chercha des yeux la clé qui lui aurait permis de le libérer de ses chaînes, mais ne la trouva pas. Alors elle lui prit les mains et attendit. Il était immortel. Il en était revenu une fois. Il pouvait tenir de nouveau. Il reviendra. Il reviendra.
* * *
Les flammes qui léchaient Maddox le brûlaient comme de l’acide. Il fondait peu à peu. L’air était de plus en plus lourd, noir et épais, chargé des particules de son corps qui se désintégrait. Et cette souffrance…
Maddox !
Il reconnut cette voix douce et désormais familière. Elle lui fit oublier la chaleur et la souffrance. Il cessa de gémir.
— Ashlyn ?
Il sonda du regard les profondeurs de l’enfer, mais ne vit que des flammes, des flammes, des grottes enflammées. Des cris et des gémissements. Pourquoi la voix d’Ashlyn lui parvenait-elle ici ? Elle était morte et brûlait en enfer ?
Si elle était morte, cela signifiait que Lucien et Reyes l’avaient tuée.
— Chiens !
Ils allaient le payer cher.
— Je vais vous planter mon épée dans la gorge ! hurla-t-il.
Avec plaisir, gronda Passion.
Je suis là, je vais rester près de toi
Un sanglot.
— Ashlyn ! appela-t-il encore.
Il allait parlementer avec les nouveaux dieux pour la faire sortir d’ici. Il était prêt à accepter toutes leurs conditions, à échanger sa place contre la sienne, à rester en enfer pour toujours, s’il le fallait.
Je ne te laisserai pas. Je serai là quand tu te réveilleras.
Il fronça les sourcils. Je serai là quand tu te réveilleras.
Qu’est-ce que ça signifiait ? Il se rendit compte que la voix ne résonnait pas dans les grottes de l’enfer, mais plutôt dans sa tête. Ça n’avait pas de sens. C’était impossible.
Comment ont-ils pu te faire une chose pareille ? Pourquoi ?
Était-elle… Auprès de sa dépouille ? Oui, il n’y avait pas d’autre explication. Il sentait presque ses mains qui pressaient les siennes, ses larmes chaudes qui gouttaient sur sa poitrine, son odeur de miel et de cannelle.
Tandis que sa chair brûlait, s’envolait en fumée, puis que son corps se recomposait, pour se consumer encore, et encore, toute la nuit, elle resta là, à lui murmurer des paroles de consolation et d’encouragement.
Reviens, Maddox. Pour moi. J’ai tant de questions à te poser. Tu me dois des explications, tu n’as pas le droit de partir sans m’avoir tout dit.
Il se débattit pour sortir du gouffre sans fond des fers, se concentra pour projeter son esprit dans le corps qui l’attendait sur le lit, dans le château. Il voulait voir Ashlyn, la serrer dans ses bras, la protéger, se défaire de l’étreinte de feu des démons. Il serra les dents, lutta de toutes ses forces, sans se décourager. Il était prêt à se battre toute la nuit s’il le fallait. Jusqu’à ce que Lucien vienne le chercher. Demain… Demain, il retrouverait Ashlyn. Le lien qui les unissait était trop fort, trop puissant, trop profond, trop enraciné. Il ne pouvait plus le nier. Il la connaissait depuis peu, mais elle était devenue le centre de son univers. Sa seule raison de vivre. Il avait la sensation qu’elle lui appartenait. Qu’elle avait été créée pour lui. Rien ne pourrait jamais s’interposer entre eux.
Je vais passer la nuit près de toi, l’entendit-il murmurer. Tu vas revenir, je le sais.
Il sourit et s’abandonna aux flammes.
Demain…